En 1931, la présidente de la Loge Égalité du Droit Humain belge déposait un rapport intitulé “Au secours de l’humanité, tout de suite et comment”. Elle y soulignait les signes avant-coureurs de menaces graves pour la paix et l’harmonie sociale : la crise économique, les malaises politiques, l’apparition des dictatures, la chute du sens moral et le mépris des intellectuels. En 1938, des membres de mon obédience maçonnique Le Droit Humain publièrent un périodique destiné au public. On y lisait : “Partons au combat. N’est-ce pas un crime de se taire ?” C’est d’une incroyable actualité. Incroyable parce que nous pensions que cela ne se reproduirait plus. Et pourtant !
Le Franc-maçon que je suis peut-il aujourd’hui se taire ? Je pense que non et c’est la raison de cette carte blanche personnelle. Et je rejoins, je le sais, bien d’autres démocrates de philosophies différentes de la mienne. Nous quittons chaque jour davantage un monde dont les règles presque communément acceptées nous promettaient toujours plus d’égalité, de sécurité, de dignité, de paix. Et cela, parce que nous disposions de cadres conventionnels, réglementaires, juridiques qui protégeaient le respect de valeurs reposant sur une vision Humaniste de la civilisation. Rien n’était simple mais le soutien à de multiples associations de la société civile et l’outil d’émancipation des hommes et des femmes que sont les politiques culturelles et d’éducation nous aidait à progresser.
Ring de boxe
Mais, voilà que tout semble s’écrouler. Oh, les causes sont nombreuses et les responsabilités largement partagées mais le constat est là et on ne peut rester muets. Nous en sommes arrivés au point où le mot “guerre” n’est plus réservé au domaine militaire mais qu’il trouve une place là où on ne l’attendait pas, à propos de la Culture. Nous croyions qu’il s’agissait d’un bien commun et bien non, certains nous martèlent aujourd’hui qu’il y a une culture de gauche et donc une culture de droite, soit, mais surtout que leurs valeurs civilisationnelles sont à ce point différentes qu’elles s’opposent, qu’elles n’ont rien en commun. Elles sont ennemies, et il ne s’agit plus de rassembler mais de s’affronter, de vaincre, d’éradiquer celles de l’ennemi. Naïvement, je pensais que notre société était arrivée à un état de maturité démocratique où, non seulement les différences de point de vue pouvaient coexister mais surtout où un grand nombre de valeurs étaient communes.
C’est porté par cette conviction que les francs-maçons se réunissent et travaillent ensemble. Transformer la Culture en champ de bataille rend impossible de faire société parce que cela ruine la confiance mutuelle que l’on doit avoir les uns vis-à-vis des autres. Le message de ceux qui prônent une guerre pour conquérir l’hégémonie culturelle tourne le dos à une définition de la Culture qui invite à la compréhension d’autrui, qui favorise la tolérance en partant à la rencontre d’autres imaginaires, d’autres manières de vivre. Voilà donc un espace d’innovation, de création, de liberté où se retrouve tout ce qui fait le côté lumineux de l’humanité transformé en ring de boxe. Je suis heurté, comme beaucoup d’autres j’imagine, par le fait qu’une telle guerre soit déclarée et déjà entamée. Plus inquiétant encore, c’est la porosité aux idées de l’extrême droite et des populistes américains dont cela témoigne. Le monde bascule dangereusement dans le mensonge, le mésusage des mots les plus beaux, les plus forts et de nos valeurs en réduisant les derniers espaces de pensée et de liberté non soumis aux algorithmes contrôlés par une poignée de milliardaires. C’est cela leur projet, ne vous trompez pas.
L’ère de la post-vérité
Un ami proche écrivait ceci sur Facebook : “Dans de L’autre côté du miroir de Lewis Carroll, il y a un passage célèbre où Alice discute du sens des mots avec un petit gnome arrogant qui a l’aspect d’un œuf. Juché sur le faîte d’un mur Humpty Dumpty (c’est son nom) la regarde de haut. “Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty d’un ton méprisant, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifie, ni plus ni moins. La question, répond Alice, est de savoir s’il vous est possible de faire signifier à un mot des choses différentes. La question, répliqua Humpty Dumpty, est de savoir qui est le maître ; un point c’est tout.” Dans un monde où les dictionnaires sont inutiles, la vérité est à tous moments ce que décide le plus fort. Le réel n’étant rien d’autre que ce qu’il a décidé de nommer tel. Humpty Dumpty est rentré à la Maison Blanche. Les Humpty Dumpty sont nombreux sur la planète. Des plus petits aux plus grands, il y en a toujours plus. Ils ont le vent en poupe. Et pour l’avenir de ce monde, qui s’effrite déjà de partout, ce basculement décisif dans l’ère de la post-vérité est assez terrifiant.”
Et des Humpty Dumpty, il y en a aujourd’hui aussi dans notre pays. Il nous revient de tirer le signal d’alarme. Si demain la Culture est privatisée, les perdants seront les plus faibles, les plus pauvres, si demain les pourfendeurs des valeurs humanistes l’emportent, ce seront les femmes et les hommes de minorités de toutes sortes qui seront atteints dans leur dignité et leurs droits. Nous sommes en guerre, clament-ils ! Qu’ils écoutent ceci : “En temps de paix, nous dit Alexis Nouss, la culture est un murmure, l’écho de celui qui parcourt les musées, les églises et les bibliothèques. La quiétude d’un passé qui vient nous rassurer et nous consoler du présent quand celui-ci n’est pas trop harassant et nous laisse respirer. Mais, dit-il, en temps de guerre, lorsque le présent suffoque et nous asphyxie à la fois, la culture doit être un cri. Celui de l’enfant qui veut naître et celui du vieillard qui ne veut pas mourir. Le cri des poètes assassinés, malgré les bâillons et les barbelés. Le cri des résistants torturés. Le cri des suppliciés. Les cris de la mère tenant son enfant mort dans le Guernica de Picasso.”
Sagesse et beauté
La franc-maçonnerie et la culture ont beaucoup de points communs, le questionnement de la société, de l’être humain, le travail au progrès de l’humanité et à l’amélioration par l’émancipation de chaque être humain. Elles proposent toutes les deux un chemin vers la sagesse et la beauté. Tout le contraire de la force brutale, de la volonté de domination. Sauvons donc ensemble ce bien commun.